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humaine. Le frère était un forcené batailleur, qui ameuta contre eux tous les gamins du pays et obligea l’infortuné Thomas à être son « corps d’armée ». Pendant que le « général en chef » accomplissait des prouesses et se décernait des ordres du jour louangeurs, ses troupes recevaient d’abominables raclées, dont elles ne lui gardèrent pas rancune. Plus tard, à la réflexion, Quincey se disait qu’il serait mort de langueur sans cette violente diversion, qui se prolongea plus de trois ans, à ses éternelles spéculations métaphysiques. Il était à présent trop préoccupé le soir de la sortie du lendemain matin, et le matin de la rentrée du soir, pour s’abandonner à ses rêveries, et ce fut en effet très sain pour lui.

Thomas, cependant, n’aurait pas été Thomas, s’il n’avait jamais profité de ses premières incursions dans le vaste monde pour ratiociner sur ce qu’il observait. Ce fut en rôdant dans la maison du pasteur, M. S***, qu’il plongea les yeux dans les abîmes de douleur dont il commençait à soupçonner l’existence sur cette terre. M. S*** avait deux filles jumelles, sourdes, scrofuleuses, monstrueuses et passant pour idiotes. Elles trébuchaient en marchant et entr’ouvraient à peine des yeux rouges et clignotants. Leur mère les haïssait et les cachait au fond du logis, où elles étaient assujetties à des travaux serviles et pénibles. Le petit Quincey, qui ne comptait pas encore et avait ses entrées partout, arriva jusqu’aux jumelles, fut frappé de leur morne tristesse, et employa à pénétrer leur pensée le don particulier qu’il avait reçu « de lire l’obscur et le silencieux ». Le drame qu’il déchiffra fut une autre développante, celle de toutes, peut-être, qui agit le plus fortement sur sa sensibilité.

Les jumelles n’étaient pas assez idiotes pour ne pas souffrir dans leur âme imparfaite. Elles sentaient