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la société de ses semblables ce marmot à grosse tête, toujours solitaire et toujours pensif. Elle n’était pas de ces femmes qui mettent de la joie dans la vie des autres. Pieuse et austère, elle avait une vertu hautaine et une religion glaciale, tenait ses enfants à distance et s’en faisait redouter, malgré de grands et solides mérites. Jamais une maison où elle habitait ne s’égayait, jamais les petits ne sortaient de chez eux, et Thomas grandissait replié sur lui-même, dans l’ignorance de ce qu’il y avait derrière les haies bornant son horizon. Avec sa précocité dangereuse d’enfant anormal, il réfléchissait sur ce monde qui lui demeurait caché, et travaillait à le deviner d’après ses livres ou d’après les rares événements d’un cercle étroit et monotone. La première fois qu’il eut l’intuition de la vie et de la mort universelles, ce fut à un commencement de printemps, devant une touffe de crocus qui sortait de terre dans le jardin encore hivernal et défeuillé. Il était alors bien petit, et fut pourtant bouleversé.

Vers six ans, une page des Mille et une Nuits lui donna une autre secousse intellectuelle. Il lisait Aladdin ou la lampe merveilleuse. Au début du conte, le magicien africain[1] découvre qu’il ne pourra s’emparer de la lampe que par les mains d’un enfant innocent, et cela ne suffit pas encore : « Il faut que cet enfant ait un horoscope spécial écrit dans les étoiles, ou, en d’autres termes, une destinée spéciale écrite dans sa constitution, qui lui donne droit à s’emparer de la lampe. Où trouver cet enfant ? comment le chercher ? Le magicien le sait. Il applique son oreille à terre ; il écoute les innombrables bruits de pas qui fatiguent à

  1. La version française de Galland raconte les choses tout autrement. On sait qu’elle prend de grandes libertés avec le texte original.