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m’envahissent[1]. » C’était le cas de s’appliquer le dicton dont se servaient ses amis les Druses pour exprimer qu’il est trop tard : — La plume est brisée, l’encre est sèche, le livre est fermé. — Gérard de Nerval comprenait qu’il passait pour toujours de la réalité dans le rêve, que « l’autre » s’emparait de lui définitivement, et ce n’était pas sans épouvante qu’il glissait dans le gouffre où son imagination et l’occultisme ne lui avaient montré d’abord que joie et repos. Les expériences des derniers mois lui avaient ôté sa belle confiance dans la douceur de l’état que le vulgaire nomme folie. Il sentait qu’après l’avoir rapproché des frontières du génie, le mal le précipitait dans la démence, et cette idée était intolérable à son reste de raison.

Il avait toujours le cordon de tablier dans sa poche, mais ce n’était plus la ceinture de Mme de Maintenon ; c’était la jarretière de la reine de Saba.

Le 25 au soir, il gelait à dix-huit degrés. Après une journée passée à piétiner dans la neige et à traîner dans les mauvais lieux, Gérard de Nerval vint s’échouer entre deux et trois heures du matin dans un cloaque immonde, enfoncé en terre de la hauteur d’un étage et situé entre les quais et la rue de Rivoli, proche la place du Châtelet. On l’appelait la rue de la Vieille-Lanterne. Il n’y a pas de mots pour peindre l’horreur de ce lieu infect, où un auvent mettait la nuit en plein jour. On y descendait par un escalier oblique et raide, sur lequel un corbeau apprivoisé répétait du matin au soir : « J’ai soif ! » En bas, sous l’auvent, une large bouche d’égout, fermée par une grille, suçait un ruisseau d’immondices à quelques pas d’un cabaret qui était en même temps un garni à deux sous la nuit. Il fallait avoir perdu toute raison, ou tout respect de la

  1. Théophile Gautier, Notice.