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l’autre la douce réalité. » Les perdant à la fois, il voulut les remplacer à la fois, et c’est ici que la folie gagne à vue d’œil. Il s’était résigné à se ruiner en réclames pour Jenny Colon, comme le premier venu des soupirants, mais il ne se résignait point à ne pas lui rendre le recul et la fluidité qui conviennent à une « vaine image » et que cette belle personne avait perdus dans des expériences malheureuses. Il se mit donc en devoir de lui restituer son aspect de figure extra-terrestre et lointaine. Ayant ébauché une pièce, jamais terminée, où Mlle Colon devait jouer le rôle de la reine de Saba, Gérard de Nerval, dans l’ardeur de son désir, finit par confondre en esprit le modèle et la copie. Puisque Jenny n’était plus Adrienne, il fallait absolument qu’elle fût autre chose que cette réalité hideuse, une actrice fardée, et elle le fut : « ELLE m’apparaissait radieuse, comme au jour où Salomon l’admira s’avançant vers lui dans les splendeurs pourprées du matin. Elle venait me proposer l’éternelle énigme que le Sage ne put résoudre, et ses yeux, que la malice animait plus que l’amour, tempéraient seuls la majesté de son visage oriental. Qu’elle était belle ! non pas plus belle cependant qu’une autre reine du matin dont l’image tourmentait mes journées. » La reine de Saba lui devint présente ; il dépendit de lui de toucher et de saisir « le fantôme éclatant de la fille des Hémiarites ». Passant un jour près du grand bassin des Tuileries, il vit les poissons rouges sortir leur tête de l’eau pour l’engager à les suivre au fond : — « La reine de Saba t’attend », disaient-ils. Gérard de Nerval ne se jeta pas dans le bassin ; toutefois il crut les poissons rouges, et fut confirmé dans la pensée qu’Adrienne se retrouverait, sous une forme ou sous une autre. D’autre part, il hésitait maintenant à se rapprocher des femmes qui la lui rappelaient.