Page:Barine - Névrosés : Hoffmann, Quincey, Edgar Poe, G. de Nerval.djvu/306

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une idée de Gérard de Nerval. L’orchestre provenait d’une guinguette. On avait eu la charité d’inviter « tous les locataires distingués de l’impasse », y compris le commissaire de police et sa femme, parce qu’on prévoyait qu’il serait impossible de dormir cette nuit-là place du Carrousel. Le commissaire de police refusa par une lettre très polie ; mais les attachés d’ambassade et les futurs conseillers d’État se montrèrent moins farouches : — « Ils n’étaient reçus qu’à condition d’amener des femmes du monde, protégées, si elles y tenaient, par des dominos et des loups. » Ils vinrent en nombre, et il y eut des dominos dans le galop monstre qui dégringola les escaliers, balaya l’impasse, s’engouffra sous les quinconces, tournoya au clair de lune parmi les ruines de l’église et aboutit en coup de vent à un cabaret qu’on avait fait rouvrir. À sept heures du matin, on partit à pied pour aller déjeuner à Madrid. Le propriétaire, qui avait le malheur de demeurer sous le grand salon, put enfin se coucher, mais quand il vit que cela recommençait, que les soupers succédaient aux bals, les comédies aux pantomimes, il donna congé et eut un accès de désespoir en voyant ce que ses locataires appelaient avoir restauré sa maison. Les peintures des murailles furent recouvertes d’une couche de détrempe, et il y eut désormais à Paris un bourgeois de plus convaincu qu’on avait tort, selon l’expression de Théophile Gautier, de laisser circuler les romantiques sans muselière.

Lors du déblaiement de la place du Carrousel, au début du second empire, Gérard de Nerval racheta aux démolisseurs les boiseries du salon du Doyenné et fit nettoyer les tableaux, qui allèrent rejoindre dans une mansarde poussiéreuse les bibelots échappés aux accidents dont sa vie était fertile. « Où avez-vous perdu tant de belles choses ? » lui demandait un jour Balzac.