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nonville. C’est là que Gérard fut élevé, qu’il revint sans cesse, adolescent ou homme fait. C’est là qu’il reçut de la nature et des livres ces premières impressions qui décident de nous. Il avait gardé un tendre et pieux souvenir de Montagny et de la période d’initiation à la vie que ce nom représentait pour lui, sans se douter de ce que l’enfance la plus heureuse et, en apparence, la plus innocente, avait eu, au fond, de nuisible et de dangereux.

Le hasard, aidé de sa propre inclination, l’avait trop fait vivre dans la société des filles. Il avait eu trop de cousines, trop de petites amies paysannes. Ses jeux avaient été les rondes chantées où l’on s’embrasse, les promenades la main dans la main sous les grands bois, avec toutes les Fanchette et les Sylvie du canton. Il fut amoureux avant de savoir que l’amour existe, et la nature ne lui avait déjà donné que trop de sensibilité. Les bucoliques de Montagny ont eu leur part de responsabilité dans l’espèce de conte fantastique qu’il était destiné à vivre et qui acheva la ruine d’une raison naturellement chancelante.

Les commencements du drame remontaient à l’aurore de son adolescence et avaient été adorables. Le rêve de toute une vie s’était ébauché le soir d’un beau jour, sur une grande place verte encadrée d’ormes et de tilleuls, devant un château ancien, aux encoignures dentelées de pierres jaunies. Gérard était alors écolier et habitait chez son père, à Paris. Les vacances l’avaient ramené chez l’oncle de Montagny, et il était allé danser sur l’herbe, lui seul garçon, avec les jeunes filles du village. Quand ce fut son tour d’entrer dans la ronde, on y enferma avec lui une belle demoiselle appelée Adrienne, venue du château se mêler aux paysannes. Elle était grande et blonde, et on la disait de sang royal : — « Nos tailles étaient pareilles,