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eut beau se prodiguer en écrits médiocres et incolores, il resta toujours, pour la foule, l’auteur apocalyptique de deux ou trois douzaines de contes qu’elle ne comprenait pas ; la foule avait deviné, avec l’un de ces instincts inexplicables qui sont en elle, qu’il n’y avait que cela qui comptât. Le directeur de journal dont nous avons cité plus haut un joli fragment sur la tante Clemm[1] disait dans le même article, pour excuser les États-Unis d’avoir laissé leur plus grand poète dans le besoin : « M. Poe écrivait… dans un style beaucoup trop au-dessus du niveau populaire pour pouvoir être bien payé. »

Ses articles de critique méritent qu’on s’y arrête un instant. On lui a reproché leur terre à terre, et avec raison ; mais on ne voit pas comment il aurait pu l’éviter, alors que sa mauvaise étoile l’obligeait à parler de productions qui n’étaient encore que les balbutiements d’une littérature au maillot. Des devoirs d’écoliers appellent le maître d’école et sa férule. Celle d’Edgar Poe était lourde. Dès qu’il la saisissait, ce n’étaient que pleurs et grincements de dents parmi la gent écrivassière, à laquelle il ne passait ni une faute de prosodie, ni une faute d’orthographe : « Comptez donc sur vos doigts, disait-il à l’un ; vous verrez qu’il manque un pied au second vers. Le suivant est trop long. Essayez de scander la dernière strophe ; je vous en défie. Vous avez confondu les anapestes avec les spondées ; un anapeste se compose de deux brèves et une longue. Voilà un mot qui n’existe pas en anglais ; l’adjectif infini n’a pas de comparatif. Et vos prépositions ! Toutes à contresens ! Prenez modèle sur la populace ; vous ne confondrez plus de et avec. » — À

  1. Voir p. 213. L’article avait paru dans le Home Journal du 13 octobre 1849. Edgar Poe était mort depuis huit jours.