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de poésies : les pieuses, celles qui se bêlent, et les autres, qu’on ne saurait trop décourager dans une nation vertueuse. Les premières régnèrent sans partage pendant tout le XVIIIe siècle et le début du nôtre ; un historien de la littérature américaine[1] place en 1819 le premier poème, réellement en vers, qui ne soit pas un prêche déguisé.

Il n’y aurait eu que demi-mal si les Américains n’avaient pas fait de vers, ni de prose. Les chefs-d’œuvre d’outre-mer leur auraient formé le goût petit à petit, en attendant l’heure où les peuples au berceau ont amassé assez d’idées et de sensations leur appartenant en propre pour être tourmentés du besoin de leur donner une expression, ce qui est l’origine des littératures. Telle était autrefois la marche invariable des choses, aux résultats heureux et féconds, avant que l’imprimerie et l’instruction primaire se fussent liguées pour noyer les germes d’originalité intellectuelle sous un flot de pensées et de sentiments tout faits. Un peuple naissant qui sait lire et qu’on abreuve de journaux et de magazines a fort à faire pour ne pas s’acoquiner dans la banalité et la vulgarité. Les États-Unis n’avaient pas traversé impunément cette épreuve dangereuse, et ils en étaient au dernier degré de la platitude, en matière de goût, à l’époque des débuts de Poe. Une nuée d’écrivains insipides, brouillés avec la prosodie et la syntaxe, entretenaient dans le pays, par l’entremise de la presse soi-disant littéraire, une fausse culture cent fois pire que la barbarie, car celle-ci réserve l’avenir. L’apparition dans ce fade milieu d’un artiste subtil et compliqué, en avance de plusieurs générations, devait dérouter les Américains, les mécontenter, et ce fut en effet ce qui arriva.

  1. American literature, par Richardson (New York, 1895).