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qu’il n’avait pas d’autres souliers, ni de bottes, ni de chaussures quelconques. Qui, parmi nous, pouvait lui offrir de quoi en acheter une autre paire ? En supposant que l’un de nous eût de l’argent, qui aurait l’effronterie de l’offrir au poète ? Je crois qu’en arrivant à la maison, nous avions tous le sentiment que nous ne devions pas entrer, pour ne pas voir ce malheureux nu-pieds au milieu de nous. » Contrainte d’entrer, malgré qu’elle en eût, Mrs Nichols assista à la rencontre de Poe avec la tante Clemm : « La pauvre vieille mère regarda ses pieds avec une consternation que je n’oublierai jamais : « Ô Eddie ! comment avez-vous fait cela ? » Poe était resté anéanti à l’aspect de sa belle-mère. J’expliquai comment le malheur était arrivé, et elle m’entraîna dans la cuisine : « Voudriez-vous, me dit-elle, parler du dernier poème d’Eddie à M*** ? S’il le prenait, Eddie pourrait avoir une paire de souliers. M*** l’a — je le lui ai porté la semaine dernière, et Eddie dit que c’est son meilleur. Vous lui en parlerez, n’est-ce pas ? » Nous avions déjà lu le poème en question, en conclave, et il nous avait été impossible, que le ciel nous pardonne ! de lui trouver ni queue ni tête. Il aurait été dans une langue perdue, que nous en aurions compris tout autant. Je me rappelle avoir émis l’opinion que c’était une charge, et que Poe avait voulu voir s’il réussirait, grâce à son nom, à la faire prendre au sérieux par le public. Mais la situation était dramatique. Le reviewer avait été la cause directe de l’accident des souliers. Je répondis : « Ils le publieront — cela va de soi, — et je prierai C*** de le faire passer « tout de suite. » Le poème fut payé immédiatement et publié peu de temps après. Je présume qu’aujourd’hui, dans l’édition complète, on le prend pour de la poésie ; mais, en ce temps-là, il rapporta à l’auteur une paire de