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haut et en remuant les chaises ; mais le bruit devient « plus fort, — plus fort ! — toujours plus fort ! ». Il perd la tête, crie et se démène. Le bruit redouble, impérieux, dominant tous les autres bruits, jusqu’à ce que l’assassin vaincu s’écrie : « — J’avoue la chose ! — arrachez ces planches ! c’est là, c’est là ! — c’est le battement de son affreux cœur ! »

L’intention de l’Ombre — un chef-d’œuvre de trois pages, datant de sa première jeunesse, — c’est une « impression psychique » très vague, à peine exprimable, de la vie dans la mort. Des jeunes gens se sont enfermés pour noyer dans le vin la pensée de la peste qui dépeuple leur ville. Ils se forcent à rire et à chanter, mais leurs rires sonnent faux et il y a de l’hystérie dans leurs chansons, car l’un des convives vient d’être frappé devant son verre et gît aux pieds de ses amis, que ses yeux éteints ont l’air de fixer avec amertume. Un phénomène inexplicable réduit graduellement ces jeunes fous au silence. La chambre est tendue de draperies noires. « — Et voilà que du fond de ces draperies… s’éleva une ombre, sombre, indéfinie, — une ombre semblable à celle que la lune, quand elle est basse dans le ciel, peut dessiner d’après le corps d’un homme ; mais ce n’était l’ombre ni d’un homme, ni d’un dieu, ni d’aucun être connu. Et frissonnant un instant parmi les draperies, elle resta enfin, visible et droite, sur la surface de la porte d’airain. » Les convives baissaient les yeux, n’osant la regarder. À la longue, l’un d’eux se hasarda à lui demander sa demeure et son nom. Elle répondit : « — Je suis Ombre, et ma demeure est… tout près de ces sombres plaines infernales qui enserrent l’impur canal de Charon ! — Et alors, nous nous dressâmes d’horreur sur nos sièges, et nous nous tenions tremblants, frissonnants, effarés ; car le timbre de la voix de l’ombre n’était pas le timbre