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sortir de son verre, ses chères visions n’avaient pas de plus grand ennemi que l’alcool ; leur fuite était le résultat certain et la grande punition de ses excès. Chaque ivresse le rendait malade pour plusieurs jours, et c’en était fait des beaux songes, en attendant leur remplacement par les cauchemars du délire alcoolique. Quand sa « santé physique et mentale » lui permettait la contemplation avec « son œil de visionnaire », nous savons ce qu’il voyait ; il ne s’est pas lassé de le décrire, et n’a guère décrit que cela. Ses paysages mêmes sont bien rarement pris dans la nature. Ce sont presque tous des paysages de rêve, construits par son imagination avec les formes indécises et mouvantes que lui suggérait dans ses longues promenades son cerveau de névrosé.

Dans la pièce de vers intitulée Pays de songe, le poète traverse une région située hors de l’espace et hors du temps. Par une route obscure et solitaire, que fréquentent seuls les mauvais anges, il arrive dans le pays des songes, et voici ce qu’il voit : « — Vallées sans fond et fleuves sans fin, gouffres, cavernes et forêts titaniques, dont nul œil ne peut discerner les contours à travers la brume qui pleure ; montagnes s’abîmant éternellement dans des mers sans rivages ; mers se soulevant sans trêve et se gonflant vers des cieux enflammés ; lacs étalant à l’infini leurs eaux solitaires — leurs eaux solitaires et mortes, leurs calmes eaux — calmes et glacées sous la neige des lis penchés.

« Près des lacs qui étalent ainsi leurs eaux solitaires, leurs eaux mortes et solitaires — leurs tristes eaux, tristes et glacées sous la neige des lis penchés — sur les montagnes — le long des rivières qui murmurent tout bas, qui murmurent sans cesse — sous les bois gris, — dans les marécages où gîtent le crapaud et le