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promet depuis plus d’un an de les publier. C’est un garçon de beaucoup d’imagination et un peu porté vers l’effrayant. Il travaille en ce moment à une tragédie, mais je le dirige vers les gros ouvrages quelconques qui rapportent de l’argent… » Il y a des situations où il faut en passer par les gros ouvrages. Poe le comprenait et s’y mit de bon courage, mais il devait entendre trop souvent, trop longtemps, le même conseil. Il lui en sourdit au cœur une grande amertume contre son pays, qui s’obstinait à le croire fourvoyé dans la poésie.

Sa physionomie parlait pourtant pour lui. De l’avis unanime, elle était criante de génie, et, qui plus est, du génie à la mode depuis Manfred et Lara. Edgar Poe y aidait par des collets et des cravates « à la Byron », des attitudes d’homme fatal et de longs regards perçants qui magnétisaient les femmes. Il n’aurait pas eu besoin de ces singeries : la nature s’était chargée de le grimer pour son rôle de poète romantique en lui mettant une bouche douloureuse et des yeux de fou, sombres et étincelants, dans une face spiritualisée par la pâleur du teint et l’énormité du front. On ne le vit jamais rire, très rarement sourire. Toujours replié sur lui-même, sans relations cordiales avec le reste de l’humanité, il ne lui déplaisait pas d’avoir l’attrait d’une énigme et de dérouter également la curiosité, soit qu’il parût accablé d’une tristesse tragique, soit que son visage décelât les orages de passions tumultueuses. Il ne passait nulle part inaperçu. Plusieurs femmes demeurèrent saisies en l’apercevant pour la première fois. — « Je n’oublierai jamais, raconte l’une d’elles, le matin où je fus appelée au salon pour le recevoir. Avec sa belle tête fière et droite, ses yeux noirs où passaient les éclairs électriques du sentiment et de la passion, un mélange