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vin qu’elle buvait les substances les plus propres à lui en inspirer le dégoût. C’était en vain. Elle y a mêlé jusqu’à des excréments. En même temps, elle se disait des injures… La passion, la maladie était toujours plus forte… que les reproches et que le dégoût. »

Si l’on veut bien rapprocher les efforts de cette malheureuse des luttes dont William Wilson nous a donné le spectacle, on ne pourra songer sans horreur à ces infortunés qui sont écartelés entre leur maladie et leur conscience, et à la légèreté avec laquelle tant d’hommes préparent ce supplice à leurs descendants. On a vu plus haut que la médecine est parvenue à constater, chez les enfants des alcooliques, des altérations anatomiques des centres nerveux. C’est la réponse à Baudelaire, lorsqu’il demandait, dans une de ses notices sur Poe : « Y a-t-il donc une Providence diabolique qui prépare le malheur dès le berceau ?… Y a-t-il donc des âmes sacrées, vouées à l’autel, condamnées à marcher à la mort et à la gloire à travers leurs propres ruines ?… Leur destinée est écrite dans toute leur constitution, elle brille d’un éclat sinistre dans leurs regards et dans leurs gestes, elle circule dans leurs artères avec chacun de leurs globules sanguins[1]. » Baudelaire ne s’est trompé que sur un point. Celle qui prépare le malheur des Edgar Poe dès le berceau, c’est notre misérable imprévoyance, qui empêche les pères, au milieu des excès, de songer à leurs descendants. La « Providence diabolique » ne réside pas là-haut dans le ciel. Elle est beaucoup plus près. Elle est assise à notre foyer, elle nous berce sur ses genoux et rit à l’idée qu’elle pourrait nous vouloir du mal. Pauvre Providence humaine, ignorante et aveugle !

  1. Écrit en 1856.