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d’une chambre écartée : « Quelle langue humaine peut rendre suffisamment cet étonnement, cette horreur qui s’emparèrent de moi au spectacle que virent alors mes yeux… Une vaste glace se dressait là où je n’en avais pas vu trace auparavant ; et, comme je marchais frappé de terreur vers ce miroir, ma propre image, mais avec une face pâle et barbouillée de sang, s’avança à ma rencontre d’un pas faible et vacillant. »

Avant d’expirer, le mourant lui adressa ces paroles : — « Tu as vaincu, et je succombe. Mais dorénavant tu es mort aussi, — mort au Monde, au Ciel et à l’Espérance ! En moi tu existais, — et vois dans ma mort, vois par cette image qui est la tienne, comme tu t’es radicalement assassiné toi-même ! »

Edgar Poe n’a pas eu le malheur, quelque bas qu’il ait pu tomber, de survivre à sa conscience ; en cela encore, j’oserai même dire en cela surtout, son conte est bien un conte ; mais un conte dont l’idée générale s’adapte si parfaitement à ce que l’on sait de lui à présent, qu’il fallait lui faire sa place dans une histoire de l’homme. C’est l’énigme douloureuse de sa propre destinée d’alcoolique que Poe a transportée ici dans le monde surnaturel ; c’est sa cause qu’il plaide quand il implore notre indulgence en termes hésitants et timides : « Je soupire… après la sympathie — j’allais dire la pitié — de mes semblables. Je voudrais leur persuader que j’ai été en quelque sorte l’esclave de circonstances qui défiaient tout contrôle humain. Je désirerais qu’ils découvrissent pour moi, dans les détails que je vais leur donner, quelque petite oasis de fatalité dans un Sahara d’erreur. » Combien cette prière humble et discrète est éloignée du droit au vice que tant de gens réclament de nos jours avec une sorte d’arrogance, au nom des mêmes fatalités héréditaires. On était moins coulant avec soi-même au temps de