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peuple, car sa verge est meurtrière ; Quincey en savait quelque chose : « Mais la troisième sœur, la plus jeune ! — Chut ! quand nous parlons d’elle, que votre voix soit comme un murmure ! Son domaine n’est pas grand, autrement aucune chair ne pourrait vivre ; mais sur ce domaine elle est la toute-puissance. Son front couronné de tours comme celui de Cybèle s’élève presque hors de portée de nos regards… Malgré le triple voile de crêpe dont elle enveloppe sa tête, si haute qu’elle la porte, on peut voir d’en bas la lumière sauvage qui s’échappe de ses yeux, lumière de désespoir toujours flamboyante, les matins et les soirs, à midi comme à minuit, à l’heure du flux comme à l’heure du reflux. Celle-là défie Dieu. Elle est la mère des démences et la conseillère des suicides. Profondes sont les racines de son pouvoir, mais petite est la nation sur qui elle règne. Car elle ne peut appesantir sa main que sur ceux-là chez qui une nature douée de profondeurs a été bouleversée de fond en comble par des convulsions intérieures, chez qui le cœur tremble et le cerveau vacille sous les souffles combinés des tempêtes du dehors et de celles du dedans. La Madone marche à pas incertains, tantôt rapides, tantôt lents, toujours avec une grâce tragique. Notre-Dame des Soupirs s’avance avec timidité et comme furtivement. Mais leur jeune sœur n’a que des bonds imprévus, des élans de tigre. Elle ne porte pas de clefs ; car, ne venant que rarement parmi les hommes, elle arrache toutes les portes là où il lui est permis d’entrer. Et son nom est Mater Tenebrarum, Notre-Dame des Ténèbres. »

Les trois sœurs prirent Quincey dans son berceau et le bercèrent sur leurs genoux redoutables. Notre-Dame des Larmes touchait sa tête, appelait du doigt Notre-Dame des Soupirs, et ses signes, qu’aucun