Page:Barine - Névrosés : Hoffmann, Quincey, Edgar Poe, G. de Nerval.djvu/153

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

crise. Quincey ne se berça plus de l’espoir de s’en affranchir tout à fait, mais il modéra définitivement son tribut et vécut en paix sa vieillesse. Des héritages lui avaient ramené l’aisance. Il profita de ce qu’il était au port pour résumer les expériences d’une existence féconde en peines et en erreurs. Personne ne connaît la vie intérieure de personne. Nos proches l’ignorent. Les gens avec qui nous habitons sous le même toit l’ignorent : « Elle coule à part, parallèlement à notre vie extérieure, et secrète pour tous. C’est un monde dans lequel le dernier des hommes a besoin de demeurer solitaire, et ne peut pas admettre l’être même qu’il aime le plus au monde[1]. » Mais ce courant invisible nous porte vers des conclusions qui sont le fruit, doux ou amer, de chaque destinée humaine, et dont il ne nous est pas interdit de faire profiter les autres. Quincey écrivit dans cette pensée une collection de petits morceaux en prose poétique. Le plus grand nombre ont été perdus dans « la neige », ou brûlés dans un des commencements d’incendie allumés par son imprudence. Les autres forment les Suspiria de profundis, soupirs d’une âme fatiguée qui cherche le repos dans une vision mystique de l’univers. Ils sont d’un poète chez qui la pensée flotte toujours dans les brumes du rêve, et auquel les réalités se présentent naturellement revêtues de symboles.

Les Suspiria qui nous restent sont des hymnes à la Douleur, déesse auguste et bienfaisante, ferment de l’univers. C’est blasphémer que de la maudire. Sans elle, les grands bonheurs de la vie n’existeraient pas : « Il n’est pas de joie parfaite où il n’entre du terrible. » Il y a de la douleur dans la joie de vivre. Il y en a dans l’âme de tout homme qui voit plus avant que la

  1. Fragment inédit, Japp.