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qu’à l’état sain, son bon sens normal se fût immédiatement révolté. Ainsi donc, le premier fait qui ressort de cette inertie chez le morphinomane, c’est une diminution du libre arbitre en rapport avec le degré d’intoxication, et par là même une diminution de responsabilité. » On entend bien qu’il ne s’agit pas ici de philosophie. Le docteur Pichon s’adresse aux médecins légistes et emploie les mots dans le sens pratique, si j’ose ainsi parler, où les prendrait un tribunal. Le docteur Ball renchérit sur lui quand il écrit : « L’état normal des morphinomanes peut s’exprimer en quelques mots : c’est une paralysie de la volonté, un engourdissement du moi[1]. » Un peu plus loin, le docteur Ball emploie l’expression « amoindrissement du moi ». Elle s’applique parfaitement à Quincey, qui avait fini par ne plus avoir de personnalité et devenir le jouet, risible et piteux, de ses instincts et de ses impulsions.

En résumé, il était devenu impropre à l’action, dans les grandes ou les petites choses, qu’il s’agît de repenser le système de Kant ou de mettre des souliers. Il était énervé, dans le vrai sens du mot. Coleridge, en proie au même mal, ne valait pas mieux. Quincey le raille doucement de son penchant invincible à la « procrastination ». « C’était, dit-il, l’un des traits caractéristiques de sa vie quotidienne. Quand on le connaissait, il ne venait pas à l’esprit de compter sur un rendez-vous ou un engagement quelconque de Coleridge. Ses intentions avaient beau être invariablement honnêtes, personne n’attachait la moindre importance à ses promesses. Ceux qui l’avaient invité à dîner… allaient le chercher ou y envoyaient quelqu’un. Quant aux lettres, à moins que l’adresse ne fût d’une main de femme la recommandant à son estime et à son cœur,

  1. La Morphinomanie.