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pour prendre la plume. Les débuts furent pénibles au delà de toute expression. Il ne pouvait travailler qu’à bâtons rompus, et moyennant un supplément d’opium qu’il « payait ensuite chèrement ». La crise apaisée, il fallait saisir au vol le nouveau répit. À regarder ce malheureux se débattre ainsi, on finit par être soi-même sous une impression de cauchemar, et c’est avec soulagement qu’on voit poindre l’aurore de sa demi-délivrance. Par morceaux, par débris plutôt, Quincey commençait à produire ; jouissance aiguë, mêlée toutefois d’abondantes amertumes, car il plaçait les lettres trop haut pour ne pas abhorrer la pensée d’en faire un métier, et il se savait condamné, de par son désordre et ses fautes, à n’en faire jamais que par métier. Il lui échappe çà et là des mots douloureux sur sa « malheureuse vie, odieuse à son cœur, de besognes littéraires ». Ces besognes détestées l’obligeaient en outre à se rendre compte des ravages accomplis par l’opium dans ses facultés mentales, et c’était une triste vérification, rappelant la Revue nocturne du poète allemand, où l’ombre du grand empereur passe en revue les ombres de la grande armée. L’ombre du génie de Quincey passait la revue des dons qui avaient promis à l’Angleterre un grand écrivain, et les plus beaux n’étaient désormais que des ombres.

Son intelligence était devenue incapable d’efforts suivis. D’après Quincey, observateur curieux et attentif des autres mangeurs d’opium aussi bien que de lui-même, il n’y a pas d’effet plus certain. Coleridge en eut sa carrière interrompue, presque brisée. Quincey analyse les raisons de cette impuissance avec beaucoup de netteté, pour les avoir souvent éprouvées. L’intelligence est débilitée. Elle est pour ainsi dire molle, et dans un état de continuelle torpeur. On peut la ranimer pour quelques heures en prenant un peu d’opium,