Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/53

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Celui-ci, qui arrive dans la file, a des épaules tombantes de bouteille ; il est extrêmement mince du thorax et maigre des jambes, et, néanmoins, il est ventru.

Barque n’y tient plus.

— Eh, dis donc, Dubidon !

— Mince de paletot, remarque Tirette devant une capote qui passe, infiniment rapiécée, de tous les bleus.

Il interpelle le vétéran.

— Eh ! l’père-échantillons… Eh, dis donc, là-bas, toi, insiste-t-il.

L’autre se tourne, le regarde, bouche bée.

— Dis donc, papa, si tu veux être bien gentil, tu me donneras l’adresse de ton tailleur de Londres.

La figure surannée et gribouillée de rides ricane — puis le bonhomme, arrêté un instant sous l’injonction de Barque, est bousculé par le flot qui le suit, et emporté.

Après quelques figurants moins remarquables, une nouvelle victime se présente aux quolibets. Sur sa nuque rouge et rugueuse végète une espèce de laine sale de mouton. Les genoux pliés, le corps en avant et le dos voûté, ce territorial se tient mal debout.

— Tiens, braille Tirette en le désignant du doigt, le célèbre homme-accordéon ! À la foire, on paierait pour le voir. Ici, la vue n’en coûte rien !

Tandis que l’interpellé balbutie des injures, on rit ici et là.

Il n’en faut pas davantage pour exciter encore les deux compères que le désir de placer un mot jugé drôle par un public peu difficile incite à tourner en dérision les ridicules de ces vieux frères d’armes qui peinent nuit et jour, au bord de la grande guerre, pour préparer et réparer les champs de bataille.

Et même les autres spectateurs s’y mettent aussi. Misérables, ils raillent plus misérables qu’eux.

— Vise-moi ç’ui-ci. Et ç’ui-là, donc !