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équilibré les consciences, regarderont-ils ces tueries et ces exploits dont nous ne savons pas même, nous qui les commettons, s’il faut les comparer à ceux des héros de Plutarque et de Corneille, ou à des exploits d’apaches !

« Et pourtant, continua Bertrand, regarde ! Il y a une figure qui s’est élevée au-dessus de la guerre et qui brillera pour la beauté et l’importance de son courage… »

J’écoutais, appuyé sur un bâton, penché sur lui, recueillant cette voix qui sortait, dans le silence du crépuscule, d’une bouche presque toujours silencieuse. Il cria d’une voix claire :

— Liebknecht !

Il se leva, les bras toujours croisés. Sa belle face, aussi profondément grave qu’une face de statue, retomba sur sa poitrine. Mais il sortit encore une fois de son mutisme marmoréen pour répéter :

— L’avenir ! L’avenir ! L’œuvre de l’avenir sera d’effacer ce présent-ci, et de l’effacer plus encore qu’on ne pense, de l’effacer comme quelque chose d’abominable et de honteux. Et pourtant, ce présent, il le fallait, il le fallait ! Honte à la gloire militaire, honte aux armées, honte au métier de soldat, qui change les hommes tour à tour en stupides victimes et en ignobles bourreaux. Oui, honte : c’est vrai, mais c’est trop vrai, c’est vrai dans l’éternité, pas encore pour nous. Attention à ce que nous pensons maintenant ! Ce sera vrai, lorsqu’il y aura toute une vraie bible. Ce sera vrai lorsque ce sera écrit parmi d’autres vérités que l’épuration de l’esprit permettra de comprendre en même temps. Nous sommes encore perdus et exilés loin de ces époques-là. Pendant nos jours actuels, en ces moments-ci, cette vérité n’est presque qu’une erreur, cette parole sainte n’est qu’un blasphème !

Il eut une sorte de rire plein de résonances et de rêves.

— Une fois, je leur ai dit que je croyais aux prophéties – pour les faire marcher !