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repliés sur eux-mêmes et comme agenouillés. De temps en temps, des fondrières bouleversent et font cahoter la marche. La route devient une mare qu’on franchit sur les talons, en faisant avec les pieds un bruit de rames. Des madriers ont été disposés, là-dedans, de place en place. On glisse dessus quand, envasés, ils se présentent de travers. Parfois, il y a assez d’eau pour qu’ils flottent ; alors, sous le poids de l’homme, ils font : flac ! et s’enfoncent, et l’homme tombe ou trébuche en jurant frénétiquement.

Il doit être cinq heures du matin. La neige a cessé, le décor nu et épouvanté se débrouille aux yeux, mais on est encore entouré d’un grand cercle fantastique de brume et de noir.

On va, on va toujours. On parvient à un endroit où se discerne un monticule sombre au pied duquel semble grouiller une agitation humaine.

— Avancez par deux, dit le chef du détachement. Que chaque équipe de deux prenne, alternativement, un madrier et une claie.

Le chargement s’opère. Un des deux hommes prend avec le sien le fusil de son coéquipier. Celui-ci remue et dégage, non sans peine, du tas, un long madrier boueux et glissant qui pèse bien quarante kilos, ou bien une claie de branchages feuillus, grande comme une porte et qu’on peut tout juste maintenir sur son dos, les mains en l’air et cramponnées sur les bords, en se pliant.

On se remet en marche, parsemés sur la route maintenant grisâtre, très lentement, très pesamment, avec des geignements et de sourdes malédictions que l’effort étrangle dans les gorges. Au bout de cent mètres, les deux hommes formant équipe changent leurs fardeaux, de sorte qu’au bout de deux cents mètres, malgré la bise aigre et blanchissante du petit matin, tout le monde, sauf les gradés, ruisselle de sueur.