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— Laissez ça, grand-mère, j’vas vous les astiquer en trois temps, les p’tits croqu’nots de vot’ jeune fille.

La vieille fait signe que non, en secouant sa tête et ses épaules.

Mais mon Paradis prend d’autorité les chaussures, tandis que la grand-mère, paralysée par sa faiblesse, se débat, et nous montre un fantôme de protestation.

Il a saisi une bottine dans chaque main, il les tient doucement et les contemple un instant, et même on dirait qu’il les serre un peu.

— Sont-elles petites ! fait-il avec une voix qui n’est pas la voix ordinaire qu’il a avec nous.

Il s’est emparé aussi des brosses, et se met à frotter avec ardeur et avec précaution, et je vois que, les yeux fixés sur son travail, il sourit.

Puis, quand la boue est enlevée des bottines, il prend du cirage à l’extrémité de la brosse double pointue, et il les caresse avec, très attentif.

Les chaussures sont fines. Ce sont bien des chaussures de jeune fille coquette : une rangée de petits boutons y brille.

— Il n’en manque pas un, de bouton, me souffle-t-il, et il y a de la fierté dans son accent.

Il n’a plus sommeil, il ne bâille plus. Au contraire, ses lèvres sont serrées ; un rayon jeune et printanier éclaire sa physionomie et, lui qui allait s’endormir, on dirait qu’il vient de s’éveiller.

Et il promène ses doigts, où le cirage a mis du beau noir, sur la tige qui, s’évasant largement du haut, décèle un tout petit peu la forme du bas de la jambe. Ses doigts, si adroits pour cirer, ont tout de même quelque chose de maladroit, tandis qu’il tourne et retourne les souliers, et qu’il leur sourit, et qu’il pense – au fond, au loin – et que la vieille lève les bras en l’air et me prend à témoin.

— Voilà un soldat bien obligeant !

C’est fini. Les bottines sont cirées, et fignolées. Elles miroitent. Plus rien à faire…