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tradition. Telle n’est pas l’histoire de M. Eugène Sue lu de tous les cochers et de tous les ouvriers de son temps avec ivresse, et dans l’ivresse, et pour des raisons qui n’ont rien de littéraire, à coup sûr.

Quant à l’absence de sincérité dans le talent de M Sue, elle est évidente. Certes, un homme peut se chercher longtemps, mais enfin il faut qu’il se trouve. Or M. Eugène Sue, né riche, et qui ne se chercha que quand il n’eut plus rien, ne s’est jamais trouvé. Il a toujours répété le mot de quelqu’un. Doué d’un tempérament qui lui permettait l’excès du travail et l’excès en tout, l’auteur de romans si divers n’a pourtant jamais eu d’inspiration personnelle. Il n’a jamais été brutalisé par cette divine Violente, la Vocation, cette tyrannie des talents profonds ! Quand il eut mangé son dernier écu, il se passa la main sur le front et se demanda ce qu’il ferait désormais pour battre monnaie, et il s’arrangea pour écrire. Il n’avait pas grande foi en lui, et il avait raison ; mais enfin, il tenta l’aventure ! Aventurier de lettres, il prit assez bien le vent qui soufflait ; mais aventurier sans hardiesse, il tâta l’eau, avant de s’y jeter !

Ses inventions furent presque toutes des copies. Ainsi il fit des romans de marine, après le succès de Cooper. Il en fit d’horribles, après celui de Bug-Jargal et de Han d’Islande. Il en a même risqué un de sentiment, de scepticisme et de solitude après Obermann. C’est Arthur. Quand il écrivit ses Mémoires de Mathilde, ce fut à la reprise dans l’opinion du grand livre des Liaisons dangereuses, et partout il fut écrasé par les modèles qu’il avait choisis. Voila pour la moitié de sa carrière ; l’autre moitié fut dévorée par les partis ! mais