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vivre, âme dépareillée, dans l’éternel célibat du génie ! Quel poids au cœur ! Quelle sublimité accablante ! Quelle douleur que celle de cette Fonction, trop près de Dieu, où l’air n’est plus respirable pour une créature humaine, et quel amour de la mort, et quelle simplicité auguste dans la plainte !

Mon Dieu vous m’avez fait puissant et solitaire,

Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre.

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Vos anges sont jaloux et m’admirent entre eux…

Et cependant, Seigneur, je ne suis pas heureux !

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J’ai marché devant vous, triste et seul dans ma gloire,

Et j’ai dit dans mon cœur : Que vouloir à présent ?

Pour dormir sur un sein, mon front est trop pesant ;

Ma main laisse l’effroi sur la main qu’elle touche,

L’orage est dans ma voix, l’éclair est sur ma bouche :

Aussi, loin de m’aimer, voilà qu’ils tremblent tous,

Et quand j’ouvre les bras, ils tombent à genoux !

O Seigneur, j’ai vécu puissant et solitaire,

Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre ! Il faudrait citer tout le poème, mais je n’ai voulu que le rappeler, par ces vers inouïs, à ceux qui l’ont depuis trente ans dans la mémoire. Dans mon opinion, autant la pensée l’emporte sur le marbre, autant le Moïse de M. de Vigny l’emporte sur le Moïse de Michel-Ange, et ce n’est point parce que M. de Vigny est mon contemporain et mon compatriote que je ne le dirais pas ! Michel-Ange est assez puissant pour tenir sous son pied l’opinion publique comme son glorieux patron tient le diable sous sa sandale d’or, mais la vue du sublime affranchit l’esprit et lui donne le courage