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poète. Il n’est pas complet, il n’est pas achevé. Avant d’être terminé, il a ennuyé la Nature qui l’a laissé là ; mais il était commencé en poète. C’est une création interrompue. Ça et là, on reconnaît en lui des moitiés de puissance poétique. Je veux être juste. Poétiquement, il n’est pas tout à fait stérile ; même pour avorter, il faut concevoir, et, M. Quinet a la puissance des avortements !

II

Son livre d’aujourd’hui sera une preuve de plus de cette malheureuse puissance. A présent que le temps a marché, qu’Ahasverus s’est vidé, racorni et momifié dans sa poussière, à présent que la raison qui juge les œuvres, ou, du moins, s’inquiète de leur vraie et éternelle beauté, a remplacé, dans nos esprits, les entraînements plus sensibles qu’intelligents de nos jeunesses, demandons-nous ce que vaut cet Ahasverus, réveillé, sous le nom de Merlin, de son sommeil d’Épiménide ? Demandons-nous ce que c’est que cette épopée, faite, comme M. Quinet fait les siennes, dans une prose poétique qui est au vers ce que le bois des Vosges est au marbre, et qui se console des vers qui lui sont impossibles, en regardant la prose de Rabelais ou celle de Chateaubriand (dans Les Martyrs). Pernicieux grands artistes qui ont parfois fait croire, avec leurs faux poèmes et leur talent sincère, qu’il pouvait y avoir des poèmes et de la poésie, sans des vers !