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lui tout à fait Abel, ce n’est point faute de l’avoir frappé. Le Caïn l’emporte sur le doux Abel dans ce talent et cette pensée ; le Caïn grossier, affamé, envieux et farouche, qui s’en est allé dans les villes pour boire la lie des colères qui s’y accumulent et partager les idées fausses qui y triomphent !

Un critique célèbre, il est vrai, mais pour qui le succès souvent voile le fait *, a prétendu, je le sais bien, que l’influence des chansons de M. Pierre Dupont était affectueuse et pacifique ; et c’est un oubli presque hardi, cela, quand tout le monde peut lire le Chant du soldat, le Chant des étudiants, le Chant des transportés, la Républicaine et tant d’autres appels aux armes qui ressemblent à l’appel aux armes de tous les temps et de tous les partis ! Nous qui les avons lus aujourd’hui nous disons, au contraire, que sans cette inspiration révolutionnaire qui revient sans cesse en M. Pierre Dupont et qui le domine, il aurait conduit son talent jusqu’à devenir une bien charmante chose, originale de naturel et de simplicité. Mais, pour cela, il fallait surveiller cette eau suave, venue à travers les terrains vierges qui l’ont parfumée, prise dans une main de jeune pasteur, pour l’élever comme une coupe de reconnaissance vers le ciel bleu, et non pas la jeter, comme la poussière des Gracques, à la face usée des tyrans ! Les tyrans, l’avenir du monde, l’égal partage, l’homme se faisant Dieu un jour ou l’autre très-prochainement, toutes ces vulgarités du XIXe siècle ont saisi l’imagination de M. Dupont, et l’ont abaissée et enniaisée.

  • M. Sainte-Beuve.