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manières, et dans lequel il y a, selon moi, l’accent le plus profond que la poésie de 1830, la poésie dite romantique, ait donné. Mais justement et grâce à cet accent unique du Joseph Delorme, M. Sainte-Beuve a été un jour, aux yeux des connaisseurs, un trop rare poète pour que l’Imagination autant que la Critique ne tienne pas à connaître toute l’œuvre de l’homme qui a donné cette note unique de profondeur, et à savoir, s’il l’a perdue, comment cela se fit.

Il l’a perdue en effet, non d’un coup et à jamais, de même que cette belle et célèbre chanteuse qui, un soir, dans tout l’éclat de son talent, perdit soudainement sa voix, comme si on lui eût enlevé avec la main l’appareil par lequel on chante, et qui, depuis, ne la retrouva plus, même en la cherchant avec frénésie dans le fond de son pauvre gosier au désespoir ! M. Sainte-Beuve, lui, fut moins pathétiquement et moins poétiquement malheureux. Il n’a pas été foudroyé. Son accent du Joseph Delorme, cette note qui valait toute une voix et qui en était une qu’avant lui on n’avait pas entendue, on la réentendit encore plus d’une fois, dans des poésies d’un autre timbre, mais, hélas ! elle alla changeant et s’affaiblissant toujours plus. Dans Les Consolations, diminuée d’intensité et d’étendue, elle s’atrophia presque entièrement dans les Pensées d’Août. Paralysie progressive d’une faculté, on en aimerait mieux la mystérieuse apoplexie ! Paralysie progressive et voulue peut-être… car souvent l’esprit est bien coupable envers les facultés qu’il perd.

Or, voilà la question que la Critique est en droit de poser aujourd’hui. Comment M. Sainte-Beuve, après avoir débuté dans les lettres par un livre qui doit être