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le quitte, allez ! on ne l’en aime que mieux ! Tout devient si beau quand on se retourne, — et surtout quand on ne peut revenir ! Il y a dans l’éloignement du pays des nostalgies toutes-puissantes à créer, sur la cornemuse des pâtres ou la flûte des poètes, des Ranz des vaches irrésistibles. Mais abandonner l’idiome natal, traduire soi-même sa sensation et sa pensée, c’est-à-dire laisser aux difficultés et aux différences d’une autre langue le plus pur de son génie, car tout génie est consubstantiel de la langue dans laquelle il est né, ce n’est pas là, certes ! être assez Breton, à mon sens normand, à moi qui n’ai qu’un patois et qui suis jaloux de la langue que Brizeux n’a pas assez parlée… Et savez-vous pourquoi ; car il faut bien le dire ? Pour avoir quelques lecteurs de plus !

Voilà le grand reproche à faire avant tout à ce poète, qu’on nous a trop donné pour un Breton pur-sang et immaculé, aussi pur que l’hermine de son pays. L’hermine dans Brizeux n’est pas morte, mais elle est malade. Avant toute critique de détail que l’on peut faire de sa poésie, voilà le reproche qu’on a droit d’adresser au poète, qu’il atteint et enveloppe dans l’intensité de son inspiration et l’ensemble de son talent. La Nationalité poétique de Brizeux n’est pas intense, et l’on en est d’autant plus frappé que tout le long de ses poèmes il ne cesse de s’exhaler en regrets sur le compte de cette Nationalité compromise ou perdue. Partout il pleure la vieille Bretagne et ses coutumes originales et fortes, et, tout en pleurant, ce singulier affligé, dont l’affliction la plus grande est encore l’inconséquence, abolit en lui, librement et volontairement, ces originalités savoureuses qui auraient