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conteurs bas, aimés des esprits bas — tout le vieux jeu du mélodrame, retourné de la scène au récit ! L’analyse la plus attentive et la plus patiente se perdrait dans cet enchevêtrement d’incidents que rien n’explique, si ce n’est le train des choses, — ce hasard des circonstances, qui peuvent très-bien exister — c’est vrai, — aussi bêtes ou aussi étranges que cela, dans la vie, mais qui, dans une œuvre littéraire, n’ont pas le droit de se montrer dans leur bêtise ou leur étrangeté natives, comme dans la vie, puisque l’art, c’est la vie arrangée, sublimée par l’intelligence, en vue d’obtenir un effet quelconque de puissance, de pathétique et de beauté !

Mais l’auteur de Vertu manque de cette notion d’art, qui est l’exigence même de l’Idéal. Elle a dans l’esprit, je le veux bien, des besoins dramatiques, mais elle n’en a point la puissance. Elle invente des situations, singulières, inattendues, excitantes, mais elle se prend elle-même dans le lacet de ces situations. L’esprit intéressé et curieux se dit à chaque instant : « Comment s’en tirera-t-elle ? » Mais elle ne s’en tire pas. Elle y reste… ou plutôt elle y resterait, si elle ne plantait tout là, quand elle est embarrassée, et ne sautait à une autre situation, ce qui fait de son récit une suite (peut-on dire une suite ?) de situations interrompues. À toute place elle y saute, elle y saute ! Elle aurait pu signer son roman Jenny la Sauteuse, tant elle est piquée de la tarentule de la situation ! Se dérober, ce qui est bien femme, quand il faut aller de l’avant, voilà tout l’art de Mme Haller ! Et elle n’a nullement honte de cela. Pourquoi se gênerait-elle ? La femme, à qui on permet tout, envoie, en riant, promener les hommes et l’art et les théories ! Ce sont les charretiers qui, pour désembourber leurs voitures à foin, invoquent Hercule. Mme Haller ne désembourbe pas la sienne. Elle invoque, elle, le Diable boiteux et l’imite. Elle ôte le toit aux maisons pour voir ce qu’il y a dedans. Procédé, en art, grossier et élémentaire ; indigne d’un conteur, qui vient à cette heure