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garde bien de ne pas nous dire le nom de tous les patriciens assez généreusement bêtes pour l’admettre chez eux, cette ennemie ! depuis le duc de Bordeaux, qui lui a serré la main, dit-elle, jusqu’au cardinal Antonelli avec qui elle a parlé politique et dont elle a « couvert la soutane avec sa robe, » tant ils étaient près l’un de l’autre, sur le même canapé !

Incroyables spectacles ! n’est-ce pas ? Le duc de Bordeaux, ce pur descendant de Louis XV, le Corrompu, mais qui, tout corrompu qu’il fût, se sentit pourtant un jour assez roi pour ne pas recevoir Voltaire, lors de son triomphe à Paris, fou de sa présence ! le duc de Bordeaux, serrant la main de Mme Colet comme si l’exil l’avait rendu aussi facile à la poignée de main que Louis-Philippe, l’homme qui l’a le plus prostituée ! Et le cardinal Antonelli la recevant, cette même Colet, comme une ambassadrice, et discutant, genou à genou, la politique et l’avenir de la papauté, avec elle !… Certes ! je ne me fie pas à ces récits qui, s’ils étaient vrais, ne prouveraient que l’épouvantable anarchie des intelligences et la nuit qui a remplacé, dans la conscience humaine, l’impérieuse lumière de la fierté et des devoirs ! Mme Colet dit ce qu’elle veut. J’aime mieux ne pas la croire que de croire à ces hontes… et j’ai moins chance de me tromper. Mais quand on rayerait ces deux faits navrants des récits de Mme Colet, ce qui reste serait encore d’une assez belle ignominie. Ce qui reste, c’est qu’à cette heure du xixe siècle, un bas-bleu sans génie, sans considération morale, et même sans hauteur révolutionnaire, ait pu faire croire à la plus grande partie de l’Europe, qu’il était quelque chose et quelqu’un ! Ce qui reste, c’est que gouvernements, ministres, ambassadeurs, aristocratie, aient accueilli, salué, acclamé, pris pour confidente de leurs desseins Mme Colet ! et qu’on ait mis jusqu’aux Vapeurs de l’État, aux ordres de cette pèlerine de la Révolution, en tournée. C’est