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moins dans la noblesse du silence, sans remuer ce fumier de fleurs. Elle ne l’a pas voulu. C’est triste. Le bas-bleu qu’elle fut et qui est oublié, le bas-bleu qui a écrit Gertrude, Jérôme, Sextus, dont elle se souvient seule aujourd’hui, a voulu jeter encore un livre sur la place pour faire un dernier bruit, et ce livre a été sa vie. Le voici donc, ce livre… Selon moi, il est épouvantable. Mais l’horrible clarté dont il brille va nous servir au moins à quelque chose, en nous montrant ce que les femmes de l’ancienne société française sont en train de devenir dans la transformation actuelle de nos mœurs et, ma parole d’honneur, c’est à faire trembler !

Et de fait, il y a seulement vingt-cinq ans, ni le livre que voici, ni la femme qui l’a écrit, n’étaient possibles. Mme Sand, qui a fait la préface de ces Mémoires de Mme de Saman et qui, elle aussi, a écrit les siens, s’est bien gardée d’y tout dire, et elle a eu raison… Mme de Staël non plus (il y a plus de vingt-cinq ans), Mme de Staël, qui avait beaucoup aimé d’hommes, a-t-on dit (mais pas elle, du moins !), Mme de Staël, dont pourtant est rudement férue Mme de Saman ! Les femmes de ce temps-là pouvaient avoir, comme les femmes, du reste de tous les temps, leurs faiblesses, leurs passions, leur misères morales, leurs chutes ; mais en honneur (l’honneur de ces temps-là) elles étaient tenues de les couvrir et de les cacher. Le charme et la grandeur de celles qui ont été nos mères étaient d’envelopper encore plus leur cœurs que leurs visages dans ces mystérieux voiles de la pudeur qui vont si bien à tous les deux. Même dissolues, il fallait qu’elles fussent hypocrites, — qu’elle rendissent ce dernier hommage à la vertu qu’elle n’avaient pas, sous peine d’être chassées immédiatement, par l’opinion, de tout honnête milieu social. Nulle d’elles, aurait-ce été Ninon, Ninon courtisane et philosophe, n’eût effrontément écrit sa vie, en mettant des noms propres sur toutes ses fautes. Pour avoir des confessions de cette espèce, il fallait Rousseau ; il fallait