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n’y a pas de pistolets aux fontes de sa selle. On n’y trouve qu’un volume de Don Quichotte qui la retient, quand l’idée la prend d’être trop chevalière errante, et qui la rappelle tout à coup à l’ordre, avec la grosse voix de Sancho. Ce qu’elle décrit avec le plus de soin, ce sont les paysages, et elle les nuance comme elle ferait de sa tapisserie dans son boudoir, ou la beauté de quelques femmes dont elle dit successivement, avec une négligence et une bonne foi, ou une mauvaise, mais qu’on aime : « Celle-là était la plus belle femme que j’aie jamais vue en Asie », ou enfin les atours inouïs de luxe et de poésie parfois, mais plus souvent de mauvais goût, de ces grandes coquettes Barbares. Ainsi son livre est un ouvrage de femme, rien de plus ! Il ne professe pas, il ne dogmatise pas, il ne politique pas, il n’a pas une intention qui blesse. Cette cosmopolite qui n’est bien nulle part, pas même dans cette Asie, ce climat-palais où elle s’est retirée, cette cosmopolite qui n’est plus folle du Cosmos maintenant, et qui souffre de cette goutte d’infini que nous avons tous dans la poitrine et que tout un monde ne contiendrait pas, oublierait l’Europe sans les contrastes qui la lui rappellent ; et proscrite de tout, même de la sphère de l’esprit, dans son livre, s’y résigne avec une facilité plus rare et plus charmante que l’esprit même, tant celui qu’elle avait autrefois, elle y vise peu maintenant, et l’a peut-être, en Europe, oublié !

Et veut-on la preuve de ce renoncement au rôle littéraire, à la recherche de l’esprit, à la vue du penseur, l’ambition actuelle de tant de bandeaux qui feraient bien mieux de se lisser, prenez la plus grosse question qui soit dans ce livre sur l’Asie Mineure et sur la Syrie. Mme de Belgiojoso ne l’a pas creusée, mais elle y a touché et elle y est revenue, parce que cette question est tout l’Orient et qu’elle intéresse toutes les femmes, même d’ailleurs. En effet, cette question, c’est la femme. Depuis lady Montaigu, toutes les Européennes qui sont allées en Orient n’ont pas manqué de nous parler