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suspendirent et semblèrent définitivement empêcher la réalisation d’un projet arrêté et qui a été réalisé depuis. Dieu lui ôta donc sa suprême espérance, et ce fut, dans l’ordre des douleurs de cette âme, quelque chose de pareil à la séparation, avec le couteau, du fil de chair saignante qui retient au tronc la tête coupée par la hache. Le fruit était mûr. Il était cueilli. Le doigt de Dieu, en s’y posant, le fit choir dans l’éternité. Semblable, par la marque divine, au Maurice qu’elle avait tant aimé, elle lui fut semblable encore par la maladie. Elle eut la même manière de souffrir et de s’éteindre. Son agonie dura deux ans.

« Je crois bien qu’elle vit venir la mort, — a écrit Mlle Marie, sa sœur, — mais elle n’en parlait pas : elle aurait craint de nous faire mal. Cependant, un jour, il lui échappa de me dire : Vous ne m’aurez pas longtemps avec vous ! » La servante de Jésus-Christ s’embaumait de la douceur et de la pitié de son Maître, quand il adressait presque le même adieu voilé et tendre à ceux qui l’avaient suivi sur la terre. Le caractère de Mlle de Guérin n’éprouva aucun changement de la maladie. Ce qui est si pur n’est-il pas à l’épreuve de tout ? Un jour, après avoir reçu le saint Viatique, elle dit à sa sœur : « Prends cette clef, et brûle tous les papiers que tu trouveras. Tout n’est que vanité, » ajouta-t-elle. Sans doute elle pensait à la gloire de son frère, et elle l’avait sacrifiée !

Oui, tout est vanité ! — C’est le mot d’une chrétienne ; ce n’est pas le mot d’un bas-bleu. Pour les bas-bleus, c’est la vanité qui est tout. Pour Eugénie de Guérin, le mot de vanité n’a de sens que quand il exprime le néant de la vie. Cette fille, de naturel inconscient, de piété et de solitude, qui écrivit comme elle respira, est le plus saisissant contraste qu’il y ait avec cette insupportable race de bas-bleus qui voudraient peut-être, à cette heure, la réclamer comme une des leurs et se faire panache de sa renommée. Hélas ! si elle avait vécu plus longtemps, si