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peut-être tué sa fille en la déshonorant, me pesait plus sur le cœur que le cadavre même d’Alberte… On ne pouvait pas cacher la mort ; mais le déshonneur, prouvé par le cadavre chez moi, n’y avait-il pas moyen de le cacher ?… C’était la question que je me faisais, le point fixe que je regardais dans ma tête. Difficulté grandissant à mesure que je la regardais, et qui prenait les proportions d’une impossibilité absolue. Hallucination effroyable ! par moments le cadavre d’Alberte me semblait emplir toute ma chambre et ne pouvoir plus en sortir. Ah ! si la sienne n’avait pas été placée derrière l’appartement de ses parents, je l’aurais, à tout risque, reportée dans son lit ! Mais pouvais-je faire, moi, avec son corps mort dans mes bras, ce qu’elle faisait, elle, déjà si imprudemment, vivante, et m’aventurer ainsi à traverser une chambre que je ne connaissais pas, où je n’étais jamais entré, et où reposaient endormis du sommeil léger des vieillards le père et la mère de la malheureuse ?… Et cependant, l’état de ma tête était tel, la peur du lendemain et de ce cadavre chez moi me galopaient avec tant de furie, que ce fut cette idée, cette témérité, cette folie de reporter Alberte chez elle qui s’empara de moi comme l’unique moyen de sauver l’honneur de la pauvre fille et de m’épargner la honte des