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ne devait pas être embarrassée de m’envoyer un regard. Mais non ! Je n’eus rien. Le dîner passa tout entier sans ce regard que je guettais, que j’attendais, que je voulais allumer au mien, et qui ne s’alluma pas ! « Elle aura trouvé quelque moyen de me répondre », me disais-je en sortant de table et en remontant dans ma chambre, ne pensant pas qu’une telle personne pût reculer, après s’être si incroyablement avancée ; — n’admettant pas qu’elle pût rien craindre et rien ménager, quand il s’agissait de ses fantaisies, et parbleu ! franchement, ne pouvant pas croire qu’elle n’en eût au moins une pour moi !

« Si ses parents n’ont pas de soupçon, — me disais-je encore, — si c’est le hasard qui a fait ce changement de couvert à table, demain je me retrouverai auprès d’elle… » Mais le lendemain, ni les autres jours, je ne fus placé auprès de Mlle Alberte, qui continua d’avoir la même incompréhensible physionomie et le même incroyable ton dégagé pour dire les riens et les choses communes qu’on avait l’habitude de dire à cette table de petits bourgeois. Vous devinez bien que je l’observais comme un homme intéressé à la chose. Elle avait l’air aussi peu contrarié que possible, quand je l’étais horriblement, moi ! quand je l’étais jusqu’à la colère, — une colère à me fendre en