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dire au mari qu’il avait voyagé dans sa jeunesse pour le compte de je ne sais qui et de je ne sais quoi, et qu’il était revenu tard épouser sa femme… qui l’avait attendu. C’étaient, au demeurant, de très braves gens, aux mœurs très douces, et de très calmes destinées. La femme passait sa vie à tricoter des bas à côtes pour son mari, et le mari, timbré de musique, à racler sur son violon de l’ancienne musique de Viotti, dans une chambre à galetas au-dessus de la mienne… Plus riches, peut-être l’avaient-ils été. Peut-être quelque perte de fortune qu’ils voulaient cacher les avait-elle forcés à prendre chez eux un pensionnaire ; mais autrement que par le pensionnaire, on ne s’en apercevait pas. Tout dans leur logis respirait l’aisance de ces maisons de l’ancien temps, abondantes en linge qui sent bon, en argenterie bien pesante, et dont les meubles semblent des immeubles, tant on se met peu en peine de les renouveler ! Je m’y trouvais bien. La table était bonne, et je jouissais largement de la permission de la quitter dès que j’avais, comme disait la vieille Olive qui nous servait, « les barbes torchées », ce qui faisait bien de l’honneur de les appeler « des barbes » aux trois poils de chat de la moustache d’un gamin de sous-lieutenant, qui n’avait pas encore fini de grandir !