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pas. Pourquoi nous serions-nous cachés ? Nous avions la candeur de la flamme en plein jour qu’on aperçoit dans le jour même, et, d’ailleurs, le bonheur débordait trop de nous pour qu’on ne le vît pas, et le duc le vit ! Cela creva enfin les yeux à son orgueil, cette splendeur d’amour ! Ah ! Esteban avait osé ! Moi aussi ! Un soir nous étions comme nous étions toujours, comme nous passions notre vie depuis que nous nous aimions, tête à tête, unis par le regard seul ; lui, à mes pieds, devant moi, comme devant la Vierge Marie, dans une contemplation si profonde que nous n’avions besoin d’aucune caresse. Tout à coup, le duc entra avec deux noirs qu’il avait ramenés des colonies espagnoles, dont il avait été longtemps gouverneur. Nous ne les aperçûmes pas, dans la contemplation céleste qui enlevait nos âmes en les unissant, quand la tête d’Esteban tomba lourdement sur mes genoux. Il était étranglé ! Les noirs lui avaient jeté autour du cou ce terrible lazo avec lequel on étrangle au Mexique les taureaux sauvages. Ce fut la foudre pour la rapidité ! Mais la foudre qui ne me tua pas. Je ne m’évanouis point, je ne criai pas. Nulle larme ne jaillit de mes yeux. Je restai muette et rigide, dans un état sans nom d’horreur, d’où je ne sortis que par un déchirement de tout mon être. Je sentis qu’on m’ouvrait la