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comparer Mesnilgrand, on serait obligé de remonter jusqu’au fameux Charles le Téméraire, duc de Bourgogne. Un moraliste ingénieux, préoccupé du non-sens de nos destinées, a, pour l’expliquer, prétendu que les hommes ressemblent à des portraits dont les uns ont la tête ou la poitrine coupée par leurs cadres, sans proportion avec leur grandeur naturelle, et dont les autres disparaissent, rapetissés et réduits à l’état de nains par l’absurde immensité du leur. Mesnilgrand, fils d’un simple hobereau bas-normand, qui devait mourir dans l’obscurité de la vie privée, après avoir manqué la grande gloire historique pour laquelle il était né, se rencontra avoir, — et pour quoi en faire ? — l’épouvantante puissance de furie continue, d’envenimement et d’ulcération enragée, qu’avait ce Téméraire, que l’histoire appelle aussi le Terrible. Waterloo, qui l’avait jeté sur le pavé, fut pour lui, en une fois, ce que Granson et Morat avaient été, en deux, pour cette foudre humaine qui s’éteignit dans les neiges de Nancy. Seulement, il n’y eut pas de neige et de Nancy pour Mesnilgrand, le chef d’escadron dégommé, comme disent les gens qui déshonorent tout, avec leur bas vocabulaire. À cette époque, on crut qu’il se tuerait, ou qu’il deviendrait fou. Il ne se tua point, et sa tête résista. Il ne devint pas fou. Il l’était déjà, dirent les rieurs,