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hardiment le visage de servante qui a su se faire épouser, et elles rentrent indignées, mais rêveuses… Le comte et la comtesse de Savigny ne voyagent point ; ils viennent quelquefois à Paris, mais ils n’y restent que quelques jours. Leur vie se concentre donc tout entière dans ce château de Savigny, qui fut le théâtre d’un crime dont ils ont peut-être perdu le souvenir, dans l’abîme sans fond de leurs cœurs…

— Et ils n’ont jamais eu d’enfants, docteur ? — lui dis-je.

— Ah ! — fit le docteur Torty, — vous croyez que c’est là qu’est la fêlure, la revanche du Sort, et ce que vous appelez la vengeance ou la justice de Dieu ? Non, ils n’ont jamais eu d’enfants. Souvenez-vous ! Une fois, j’avais eu l’idée qu’ils n’en auraient pas. Ils s’aiment trop… Le feu, — qui dévore, — consume et ne produit pas. Un jour, je le dis à Hauteclaire :

« — Vous n’êtes donc pas triste de n’avoir pas d’enfant, madame la comtesse ?

« — Je n’en veux pas ! — fit-elle impérieusement. J’aimerais moins Serlon. Les enfants, — ajouta-t-elle avec une espèce de mépris, — sont bons pour les femmes malheureuses ! »

Et le docteur Torty finit brusquement son histoire sur ce mot, qu’il croyait profond.

Il m’avait intéressé, et je le lui dis : — Toute criminelle qu’elle soit, — fis-je, — on s’intéresse