Page:Banville - Les Parisiennes de Paris.djvu/331

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Princes, de l’hôtel de Paris et de l’hôtel de Castille, que sur chaque marche je sais par cœur les irrégularités du tapis ; et la nuit, si par hasard je dors, je les vois en rêve. Il y a aussi ce qu’on appelle être au théâtre. Un métier où on gagne cent francs par mois et où l’on en dépense quinze cents, et puis il faut être très-polie. Polie avec le directeur, avec le régisseur, avec le portier, avec les acteurs, avec les journalistes, avec les machinistes, avec le garçon d’accessoires, et eux, quelquefois, ils ne sont pas polis. On se lève le matin à huit heures, et, de dix heures à quatre, on reste sur ses jambes dans un théâtre qui est un grand désert noir et glacé, à répéter de temps à autre : « Merci, ma mère ! merci, mon Dieu ! et la croix de ma mère ! » Les planches sont toutes sales, couvertes de poussière et elles salissent le bas des robes. Le soir, on cause avec son habilleuse et on joue ; c’est-à-dire qu’on répète à des hommes chauves assemblés les mêmes sottises qu’on répétait pendant le jour à l’épouvante de la nuit noire. Voilà ce qu’on appelle être comédienne et ce qu’on appelle être courtisane, et ce qu’on rencontre quand on va acheter du lait. Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? J’ai des yeux qui ne savent plus voir ni le ciel, ni l’eau, ni les arbres, ni les étoiles ; pour l’éternité, mes prunelles refléteront la perse verte de mon cabinet de toilette et le papier doré des cabinets de Brébant. Je sais tout, j’en sais autant que ces dieux impassibles de l’Inde qui, depuis mille ans, enivrés de parfums, caressés par les grandes fleurs terribles, assis sur des trônes de diamant et sur des chariots d’astres, rêvent à la stupidité et à la méchanceté humaines. Je sais ce que pensent les regards et ce que les lèvres vont prononcer, et avant qu’un homme ne parle, je vois tout de suite qu’il va mentir. Je sais que la vie