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son temps, elle est allée acheter quatre sous de lait, et elle sait ce que ce lait-là lui a coûté, et le temps que cela dure ! Cependant Lucile est partie ; elle tient ses quatre sous et sa boîte au lait dans la main droite ; de la main gauche elle relève sa jupe ; elle est sortie tout simplement avec sa jupe grisâtre et son caraco brun, nu-tête ; la laitière est en face, et ça n’est pas long de traverser la rue. Mais quel diable de chemin Lucile a-t-elle pris pour aller chez la laitière ? Elle ne se le rappelle pas bien, et la voilà qui se trouve en robe de chambre de soie piquée, en pantoufles blanches, dans un appartement tendu de papier doré, avec des tapis de moquette, des meubles en faux Boule et des bronzes en faux bronze. Assis autour d’elle, de faux seigneurs avec des faux-cols lui tiennent mille discours entachés de fausseté et lui font de l’esprit emprunté aux Pensées d’un Emballeur. — « Ah ! se dit Lucile, ils m’ennuient ceux-là, j’aime mieux aller reporter le lait à maman. » Mais arrêtez donc la chute du Niagara !

Reporter le lait, c’est bientôt dit, Lucile ne le peut pas. Juliette va venir la prendre à trois heures pour aller au bois ; ce soir elle va voir Les Diables noirs ; on lui a apporté une loge. Demain, il y a le dentiste et la modiste, et le soir la Tour-d’Auvergne. Après-demain, elle va chez le peintre ; puis, rendez-vous avec Eugène, un caprice. Eugène n’est pas amusant, mais il faut l’avoir eu, il est porté. Ah ! que c’est vilain, les amies courtisanes qui sont des sottes, et le papier à fleurs d’or et le faux Boule ! « Décidément je vais aller reporter le lait à maman. » Et à quelle heure ? À deux heures de l’après-midi, elle est encore brisée du souper de la veille. Ô triste, triste vie, toujours les visites intéressées à l’hôtel des Princes, à l’hôtel de Castille, où l’on va faire son ouvrage et