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grandes dames ; mais elles sont comme Cabochard, elles manquent de tout ; on a oublié de leur faire avoir crédit chez le changeur et de leur donner leurs entrées à la Banque de France.

Ah ! pauvre Lucile ! à côté d’elle sa mère soupire et cherche la pierre philosophale : elle, la belle, la naïve, l’aimable, la spirituelle, la ravissante enfant, elle aiguise ses petites dents faites pour essayer les perles rares et elle n’en trouve pas l’emploi. Elle devine la profondeur de ses prunelles faites pour refléter les satins, les ors, les laques rouges, les sanguines de Watteau, et elle se demande si on lui a donné ces abîmes d’amour pour servir de miroir au papier à six sous le rouleau. Ses pieds, ses pieds adorables, ont été modelés seulement pour fouler les nobles tapis, les tapis au fond blanc où éclosent des fleurs splendides, et ils s’usent là, à quoi faire ? dans de vilaines savates, sur le carreau rouge. « Patience, » dit la mère qui fait les cartes, et la jeune fille répond : « Oui, maman. » Cependant la nostalgie du diamant et l’instinct de l’élégance s’agitent dans ses veines. Elle aspire à un pays dont elle est chassée et qu’elle ne connaît pas, et qui est le sien. Dans ces ménages-là, il arrive nécessairement un jour ou l’autre que la femme de ménage, pressée de repasser des collerettes, s’en va de chez la mère de Lucile sans avoir songé à acheter les quatre sous de lait nécessaires au déjeuner du matin. Lucile prend la boîte au lait, et elle dit : « Maman, je vais acheter quatre sous de lait. »

Alors la mère de Lucile lève les yeux au ciel ; pour un instant son visage flétri a retrouvé la beauté tragique ; sur son front, vingt années, envolées si vite, font frissonner leurs ailes d’ombre, et une larme, une grosse larme sinistre, brûle et sillonne sa joue. Elle aussi, en