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ensemble. J’essayai de lui dire mon amour avec la langue divine de Rossini et de Mozart. Ô folle Rosine ! Ô Anna ! Ô Desdemone !

Elle était tout cela pour moi ; sa voix seule était pour moi un orchestre, une tragédie. Oh ! comme j’entendais résonner dans mon âme les harpes de la mélancolie et de la tristesse, les flûtes et les clairons de l’amour vainqueur ! Julien ! Julien ! te dirai-je toutes mes alternatives de triomphe et d’abattement ! Mon amour était toute ma vie, il éclatait dans ma voix, dans mes gestes, dans mes regards que je ne pouvais maîtriser. Elle le lisait à livre ouvert. Moi aussi, il me semblait parfois qu’elle laissait aller son âme à cette douce pente ; je croyais entendre trembler sa voix ; puis tout à coup elle redevenait la statue implacable dont je t’ai parlé et alors il me semblait avoir rêvé.

Quelquefois, quand j’arrivais, elle m’accueillait avec impatience, avec amertume ; elle m’avait attendu une heure à sa fenêtre comme une Elvire désolée ; je voulais me justifier et elle ne m’écoutait plus ; elle me parlait de modes et de parures. J’étais à l’agonie. D’autres fois elle avait oublié qu’elle m’attendait, elle me traitait comme un étranger, et cependant elle me demandait compte de mes regards, de mes pensées, et je lui expliquais tout ; je me justifiais, je lui appartenais comme un esclave. Souvent elle se laissait entraîner sur le terrain charmant des causeries d’amour ; alors il semblait qu’elle avait sur les lèvres quelque parole venue du cœur ; puis elle s’arrêtait tout à coup, comme si elle avait oublié ce qu’elle allait dire. Elle me renvoyait avec quelques brimborions, que sais-je ? une fleur fanée, un gant flétri, un vieux ruban. J’étais fou alors. Et le lendemain je voyais quelque sigisbée mal accroupi sur un mauvais cheval galoper