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sur Raoul toute sa tendresse et n’avait vécu que pour lui. Comme tous les enfants bien nés, il était déjà un enfant accompli. Il grandit sans aucune de ces timidités farouches et de ces demi-misères qui courbent le front des jeunes hommes de ce temps. À seize ans, Raoul était un homme fait, heureux, fort, croyant à tout, aimant la vie, montant les chevaux les plus fougueux, tirant l’épée comme un vaillant, et comprenant tous les arts dans leur plus délicate essence.

Mais, depuis près d’une année, un grand changement s’était manifesté dans ce caractère si insoucieux. Tout à coup, Raoul était devenu sombre et taciturne ; il se plongeait dans de longues rêveries et négligeait tous les exercices du corps. De là venaient la tristesse et le chagrin de madame de Créhange, qui d’avance tremblait pour sa chère idole, et n’osait plus se sentir heureuse. C’est là ce qui lui faisait épier avec une sollicitude inquiète la rêverie de son fils au moment où nous avons commencé ce récit.

Bientôt les doigts distraits de Raoul cessèrent de faire résonner les touches du piano. Le jeune homme laissa tomber les bras le long de son corps, et, les yeux fixés au ciel, s’absorba longtemps dans la contemplation muette des splendeurs du soleil couchant. Sa mère se leva de son fauteuil sans que Raoul détournât les yeux, et vint prendre une de ses mains, qu’elle tint dans les siennes. — Raoul ! dit-elle, d’une voix douce.

Le jeune homme s’éveilla comme d’un songe et baisa avec effusion les mains de sa mère. Madame de Créhange se rassit, et quand son fils se fut posé à ses pieds, sur un petit tabouret de tapisserie, elle jeta sur lui un regard plein de ces trésors d’affection qui devraient désarmer le sort, puis elle parut faire un grand effort sur elle-même,