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La vieille, restée sans domestique, nous suivit des yeux jusqu’à ce que nous fussions montés dans une voiture. Cette femme penchée avec désespoir sur sa charrette, semblait une Parque à qui l’on aurait enlevé le fil des destinées humaines.

— Ah ! Léon, me dit Jodelet en sanglotant, voilà la seconde fois que tu m’empêches d’être heureux ; tant que tu vivras, cela me sera bien difficile ! Tu sais cependant qu’à mon sens il n’y a qu’un bon état :

Celui de domestique !

Décidément, il eût fallu être fou pour en douter, Jodelet ne voulait pas écrire des chefs-d’œuvre.

Quoi tant de génie éteint, tant de jeunesse ensevelie ! Ce domestique d’un rêve, cet esclave d’une raillerie ironique, toutes les muses s’offraient à lui et se donnaient sans résistance, et il leur préférait, pour en faire sa maîtresse, une marchande de pains d’épices ! Ce poëte, il aurait pu sur les grandes ailes de l’ode élever nos âmes jusqu’au concert enivrant des sphères ; il aurait pu, comme Théocrite, nous faire suivre d’un sourire mouillé de pleurs, le chœur charmant des amours idylliques sur le penchant des collines verdoyantes, au frais murmure des fontaines ! S’il avait voulu nous raconter les tragédies de son âme, il aurait tordu la foule sous sa passion et sous sa colère. Esprit enthousiaste et hardi qui entrevoyait toujours le sourire des muses comiques à travers le terrible drame de la vie humaine, sans doute il aurait raillé comme Rabelais ou Henri Heine ; peut-être il eût pu écrire le Voyage Sentimental, et il aimait mieux remplacer un cheval !

Heurter de front sa manie, c’était envoyer Jodelet tout droit chez le docteur Blanche. Mais ici, la difficulté devenait inouïe. Où trouver, de la Tamise au fleuve Jaune,