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imbéciles se font écraser sous les roues de sa voiture. Les femmes lui envoient leurs meilleurs sourires, et au bout de leurs doigts roses de jolis baisers, et à toutes, sans préférence, le baron jette un chèque ! Un chèque, un chèque, un chèque, exactement semblable au précédent, et toujours de cinquante millions ; car lui qui autrefois n’avait que cinq sous, maintenant il n’a que cinquante millions ; seulement, il les a toujours.

Lorsqu’il passe devant leurs palais, bien vite les Rois, espérant qu’il mettra pied à terre, font déployer des tapis de pourpre ; même la reine de Saba l’interpelle, et toute brillante dans son habit de pierreries, lui dit de sa fenêtre : « Veux-tu monter, joli garçon ? » je serai bien aimable ! » Peine perdue ; toujours les chevaux galopent furieusement, et sur le pavé que leurs pieds brûlent, font jaillir des gerbes d’étincelles.

Cependant le Juif-Errant meurt de soif, et souvent demande à boire. Si quelque gamin ou quelque fille de ferme sont assez agiles pour lui tendre à point un verre d’eau ou un verre de piquette, il le saisit au vol et se désaltère, et à Gothon et à la reine de Saba, comme aux ducs et aux princes, il jette en passant son chèque de cinquante millions, n’ayant pas sur lui d’autre monnaie.

Et, de minute en minute, dans sa course vertigineuse, il regarde son chronomètre à calendrier, pour voir si les mille ans sont bientôt finis ; et parfois aussi, il allume et fume impatiemment un blond cigare très sec, en attendant — le Jugement dernier !