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éprouver l’un par l’autre les plus vives jouissances. Leur passion bien préparée avait grandi par ce qui tue les passions, par la jouissance. En possédant cette femme, Eugène s’aperçut que jusqu’alors il ne l’avait que désirée, il ne l’aima qu’au lendemain du bonheur : l’amour n’est peut-être que la reconnaissance du plaisir. Infâme ou sublime, il adorait cette femme pour les voluptés qu’il lui avait apportées en dot, et pour toutes celles qu’il en avait reçues ; de même que Delphine aimait Rastignac autant que Tantale aurait aimé l’ange qui serait venu satisfaire sa faim, ou étancher la soif de son gosier desséché.

— Eh bien ! comment va mon père ? lui dit madame de Nucingen quand il fut de retour et en costume de bal.

— Extrêmement mal, répondit-il ; si vous voulez me donner une preuve de votre affection, nous courrons le voir.

— Eh bien, oui, dit-elle, mais après le bal. Mon bon Eugène, sois gentil, ne me fais pas de morale, viens.

Ils partirent. Eugène resta silencieux pendant une partie du chemin.

— Qu’avez-vous donc ? dit-elle.

— J’entends le râle de votre père, répondit-il avec l’accent de la fâcherie. Et il se mit à raconter avec la chaleureuse éloquence du jeune âge la féroce action à laquelle madame de Restaud avait été poussée par la vanité, la crise mortelle que le dernier dévouement du père avait déterminée, et ce que coûterait la robe lamée d’Anastasie. Delphine pleurait.

— Je vais être laide, pensa-t-elle.

Ses larmes se séchèrent.