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torine, qui jadis était venue mourir de désespoir chez elle, madame Couture prenait soin de l’orpheline comme de son enfant. Malheureusement, la veuve du commissaire ordonnateur des armées de la République ne possédait rien au monde que son douaire et sa pension ; elle pouvait laisser un jour cette pauvre fille, sans expérience et sans ressources, à la merci du monde. La bonne femme menait Victorine à la messe tous les dimanches, à confesse tous les quinze jours, afin d’en faire à tout hasard une fille pieuse. Elle avait raison. Les sentiments religieux offraient un avenir à cette enfant désavouée, qui aimait son père, qui tous les ans s’acheminait chez lui pour y apporter le pardon de sa mère ; mais qui, tous les ans, se cognait contre la porte de sa maison paternelle, inexorablement fermée. Son frère, son unique médiateur, n’était pas venu la voir une seule fois en quatre ans, et ne lui envoyait aucun secours. Elle suppliait Dieu de dessiller les yeux de son père, d’attendrir le cœur de son frère, et priait pour eux sans les accuser. Madame Couture et madame Vauquer ne trouvaient pas assez de mots dans le dictionnaire des injures pour qualifier cette conduite barbare. Quand elles maudissaient ce millionnaire infâme, Victorine faisait entendre de douces paroles, semblables au chant de ramier blessé, dont le cri de douleur exprime encore l’amour.

Eugène de Rastignac avait un visage tout méridional, le teint blanc, des cheveux noirs, des yeux bleus. Sa tournure, ses manières, sa pose habituelle, dénotaient le fils d’une famille noble, où l’éducation première n’avait comporté que des traditions de bon goût. S’il était mé-