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plaies sociales, dépeint toutes les professions, parcouru toutes les localités, exploré tous les âges, montré l’homme et la femme dans toutes leurs transformations civiles ou naturelles, physiques ou morales, après nous avoir enfin dépeint les effets sociaux, ici l’auteur tend à remonter aux causes de ces effets. Dans les premières assises de cette construction sont pressées et foulées les individualités typisées ; dans la seconde se dressent des types individualisés. Ce peu de mots révèle la loi littéraire au moyen de laquelle M. de Balzac a su jeter le sentiment et la vie dans ce monde écrit. Ainsi là où, dans les Études de mœurs, il a peint, dans le père Grandet, un avare qui semble être l’avarice tout entière ; ici, sa plume met l’avarice aux prises avec elle-même dans maître Cornélius, personnage allégorique qui a toute la saveur d’un avare habilement peint en pied. Les effets étant plus considérables que ne le sont les causes, les Études philosophiques semblent devoir offrir un cercle plus rétréci que ne l’est celui des Études de mœurs. Cela est vrai. Mais, si l’œuvre paraît aller en diminuant de volume, elle gagne en intensité ; pour tout dire en un mot, elle se condense.

Maintenant, pour dégager par l’analyse l’essence de cette seconde partie du grand ouvrage, il faut montrer l’âme qui la fait mouvoir, il faut marquer les reflets brillants qu’y projette la science inconnue dont la pensée conduit l’auteur malgré lui. Nous l’avouerons, cette découverte demandait chez le critique une conscience de lecture qui manque à notre critique moderne. Si nous n’avions pas plus vivement senti les beautés que les défauts de ces compositions, peut-être leur sens caché nous aurait-il échappé. Mais quelques passages rapprochés les uns des autres, quelques épigraphes étudiées avec soin, nous ont mis sur la voie. Pour nous, il est évident que M. de Balzac considère la pensée comme la cause la plus vive de la désorganisation de l’homme, conséquemment de la société. Il croit que toutes les idées, conséquemment tous les sentiments, sont des dissolvants plus ou moins actifs. Les instincts, violemment surexcités par les combinaisons factices que créent les idées sociales, peuvent, selon lui, produire en l’homme des foudroiements brusques ou le faire tomber dans un affaissement successif et pareil à la mort ; il croit que la pensée, augmentée de la force passagère que lui prête la passion, et telle que la société la fait, devient nécessairement pour l’homme un poison, un poignard. En d’autres termes et suivant l’axiome de Jean-Jacques, l’homme qui pense est un animal dépravé. « Assurément, dit M. Ph. Ch. (Philarète Chasles), il n’est pas de donnée plus tragique. À mesure que l’homme se civilise, il se suicide. Le désordre et le ravage portés par l’intelligence dans l’homme, considéré comme individu et comme être social, telle est l’idée que M. de Balzac a jetée dans ses œuvres. Rabelais avait vu, dans un autre temps, l’étrange effet de la pensée religieuse qui, à force de pénétrer la société, achevait de la dissoudre. L’âme divinisée par le christianisme, avait tout envahi. Le spiritualisme effaçait la matière ; le symbole, l’idéalisation régnaient sans partage ; pour un symbole, l’Occident s’était rué sur l’Orient. Il dominait la poésie, qu’il réduisait à l’état de fantôme, en multipliant les personnifications allégoriques, en bannissant de son domaine les êtres vivants, la chair et le sang humains. Rabelais s’arma d’un symbole pour faire la guerre au symbole. Holà ! messer Gaster, voici votre règne !