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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

faire donner sa succession, » éclatait-il en lettres de feu dans l’intelligence du plus obtus des héritiers. Le maître de poste avait oublié l’énigme contenue dans la lettre de son fils pour accourir sur la place ; car, si le docteur était dans l’église à lire l’ordinaire de la messe, il s’agissait de deux cent cinquante mille francs à perdre. Avouons-le ? la crainte des héritiers tenait aux plus forts et aux plus légitimes des sentiments sociaux, les intérêts de famille.

— Eh ! bien, monsieur Minoret, dit le maire (ancien meunier devenu royaliste, un Levrault-Crémière), quand le diable devint vieux, il se fit ermite. Votre oncle est, dit-on, des nôtres.

— Vaut mieux tard que jamais, mon cousin, répondit le maître de poste en essayant de dissimuler sa contrariété.

— Celui-là rirait-il si nous étions frustrés ! il serait capable de marier son fils à cette damnée fille que le diable puisse entortiller de sa queue ! s’écria Crémière en serrant les poings et montrant le maire sous le porche.

— À qui donc en a-t-il le père Crémière ? dit le boucher de Nemours, un Levrault-Levrault fils aîné. N’est-il pas content de voir son oncle prendre le chemin du paradis ?

— Qui aurait jamais cru cela ? dit le greffier.

— Ah ! il ne faut jamais dire : « Fontaine je ne boirai pas de ton eau, » répondit le notaire qui, voyant de loin le groupe, se détacha de sa femme en la laissant aller seule à l’église.

— Voyons, monsieur Dionis, dit Crémière en prenant le notaire par le bras, que nous conseillez-vous de faire dans cette circonstance ?

— Je vous conseille, dit le notaire en s’adressant aux héritiers, de vous coucher et de vous lever à vos heures habituelles, de manger votre soupe sans la laisser refroidir, de mettre vos pieds dans vos souliers, vos chapeaux sur vos têtes, enfin de continuer votre genre de vie absolument comme si de rien n’était.

— Vous n’êtes pas consolant, lui dit Massin en lui jetant un regard de compère.

Malgré sa petite taille et son embonpoint, malgré son visage épais et ramassé, Crémière-Dionis était délié comme une soie. Pour faire fortune, il s’était associé secrètement avec Massin, à qui sans doute il indiquait les paysans gênés et les pièces de terre à dévorer. Ces deux hommes choisissaient ainsi les affaires, n’en laissaient point échapper de bonnes, et se partageaient les bénéfices de cette usure